
Pour rappel, la théorie du préjudice automatique consiste à considérer que certains manquements fautifs ouvrent, dès leur reconnaissance, droit à réparation. Cette notion jurisprudentielle déroge au régime de droit commun de la responsabilité civile, lequel impose au demandeur de rapporter la preuve de la faute, du dommage et du lien de causalité.
En 2016, la Cour de cassation est revenue à une interprétation plus stricte du droit de la responsabilité civile, en énonçant que « l’existence d’un préjudice et l’évaluation de celui-ci relèvent du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond » (Cass. Soc., 13 avril 2016, n°14-28.293) : il revient donc en principe au salarié de démontrer l'existence d'un préjudice pour obtenir droit à réparation, y compris si le manquement est reconnu.
Des exceptions ont néanmoins été reconnues ultérieurement par la Cour de cassation, sous l’impulsion du droit européen. Ainsi, il a été établi qu’un salarié devait nécessairement être indemnisé pour les manquements en lien avec la durée hebdomadaire maximale de 48 heures (Cass. soc., 26 janv. 2022, n° 20-21.636), la durée quotidienne maximale de 10 heures (Cass. soc., 11 mai 2023, n° 21-22.281), la durée du travail de nuit (Cass. soc., 27 sept. 2023, n° 21-24.782), les temps de repos journaliers (Cass. Soc., 7 février 2024, n° 21-22.809), l’emploi pendant un congé maternité (Cass. Soc., 7 septembre 2024, n°22-16.129), ou un arrêt maladie (Cass. Soc., 7 septembre 2024, n°23-15.944), sans avoir besoin de rapporter la preuve de l’existence d’un préjudice spécifique.
Dès lors, comment déterminer quel manquement donne ou non droit à une réparation automatique pour le salarié ?
Il semble ressortir de la jurisprudence récente de la Chambre sociale que la reconnaissance d’un tel préjudice est circonscrite aux hypothèses où la norme européenne ou internationale dont il convient d’assurer l’effectivité est d’effet direct. Autrement dit, cette reconnaissance est subordonnée à la présence d’une norme européenne ou internationale claire, précise et inconditionnelle, créant des droits subjectifs au profit des particuliers dont ils peuvent se prévaloir devant le juge pour demander la réparation du préjudice causé par leur violation (Cass. Soc., 4 septembre 2024, n°22-16.129 et n°23-15.944). Selon le Doyen de la Chambre sociale de la Cour de cassation « lorsqu’est en jeu une obligation européenne ou internationale de sanctionner, l’abandon de l’évaluation du préjudice au pouvoir souverain des juges du fond risque de conduire à l’absence de toute sanction de la violation de la norme (…) et à l’en priver ainsi de toute effectivité » (J.-G. Huglo, La Cour de cassation et la réparation en droit du travail, Dr. soc. 2023. 286)
En dehors de ce cas, le préjudice n'est donc pas systématiquement automatique en droit du travail et c'est ce que viennent confirmer quatre arrêts rendus par la Cour de cassation le 11 mars 2025.
La Chambre sociale n’a en effet, cette fois-ci, pas reconnu l’existence d’un préjudice résultant automatiquement du manquement de l’employeur à ses obligations en matière d’évaluation et de suivi de la charge de travail des salariés en forfait-jours, que celle-ci soit privée d’effet (Cass. Soc., 11 mars 2025, n°24-10.452), ou annulée (Cass. Soc. 11 mars 2025, n°23-19.669). Il incombe en conséquence au salarié de prouver l’existence d’un préjudice distinct.
Pourtant, l’avocat général de la Cour de cassation avait estimé que le non-respect des modalités d’évaluation et de suivi de la charge de travail fixées par l’accord collectif cause nécessairement un préjudice au salarié.
Il semblerait que ces solutions soient motivées par le fait qu’il existe, en droit interne, d’autres leviers permettant d’assurer l’effectivité des droits protégés.
Que la convention individuelle de forfait soit nulle ou privée d’effet, le salarié peut prétendre au paiement des heures supplémentaires, dont le juge doit vérifier l’existence et le nombre. Ainsi, pour obtenir une indemnisation supplémentaire, le salarié devra démontrer l'existence d'un « préjudice distinct » de celui réparé par le rappel d'heures supplémentaires.
Le raisonnement est identique s’agissant du manquement de l’employeur à son obligation de suivi médical du travailleur de nuit (Cass. Soc., 11 mars 2025, n° 21-23.557).
Des mesures protectrices ou des alternatives aux dommages et intérêts sont prévues par le Code du travail. La violation par l’employeur des dispositions relatives au travail de nuit est sanctionnée d’une peine d’amende (art. R. 3124-15 du Code du travail). Tout travailleur de nuit doit en outre bénéficier d'une visite d'information et de prévention réalisée par un professionnel de santé, préalablement à l’affectation sur un poste de nuit (article R. 4624-18 du Code du travail).
De la même manière, la Chambre sociale ne reconnait pas non plus d’indemnisation automatique en cas de manquement par l’employeur à son obligation de prendre des mesures propres à assurer, au salarié, la possibilité d’exercer son droit à congé payé (Cass. Soc., 11 mars 2025, n°23-16.415).
Le Code du travail prévoit en effet la possibilité pour le salarié de les reporter (articles L. 3141-19-1 et suivants du code du travail) ou de percevoir une indemnité compensatrice en cas de rupture du contrat de travail (article L. 3141-28 du code du travail). Le salarié doit donc être en mesure de démontrer qu’il a subi un préjudice « distinct » n’ayant pas déjà été indemnisés grâces aux mécanismes existants.
Ces arrêts démontrent donc qu’il n’est pas inutile, lorsque l’employeur fait l’objet de reproches quant à l’application du droit du travail, de systématiquement s‘assurer que le salarié a réellement subi un préjudice spécifique qu’il lui revient de démontrer.



