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Contrat de travail vs statut d’indépendant : le modèle des plateformes menacé ?

Organisation & Bien-Être au travail

La Cour de Cassation ne s’était jusque-là jamais prononcée sur la nature du contrat liant un livreur à une plateforme numérique de livraison.

C’est désormais chose faite, par un arrêt remarqué du 28 novembre 2018 (n°17-20.079) tranchant en faveur de la requalification de la relation contractuelle en contrat de travail.

Dans cette affaire, c’est la plateforme Take eat easy, qui a fait l’objet d’une liquidation judiciaire en août 2016, qui était visée par une action en requalification initiée par un livreur à vélo exerçant son activité sous un statut d’indépendant, précisément en qualité d’auto-entrepreneur.

La Cour d’Appel de Paris s’était déclarée incompétente pour connaître de cette demande, considérant que le coursier n’était lié à la plateforme par aucun lien d’exclusivité ou de non-concurrence, et qu’il restait libre de déterminer lui-même les plages horaires au cours desquelles il souhaitait travailler, ou de n’en sélectionner aucune s’il ne souhaitait pas travailler.

La chambre sociale de la Cour de Cassation n’a pas suivi ce raisonnement.

Rappelant en premier lieu que l’existence d’une relation de travail salarié ne dépend ni de la volonté des parties ni de la dénomination donnée à la convention, mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité, la Haute Juridiction s’est ensuite fondée sur la définition du lien de subordination caractérisé par le pouvoir de donner des ordres et des directives, de contrôler l’exécution et de sanctionner des manquements.

En l’espèce, deux critères ont été retenus par la Haute juridiction pour caractériser l’existence d’un lien de subordination. En premier lieu, c’est le système de géolocalisation permettant le suivi en temps réel de la position du coursier et la comptabilisation du nombre total de kilomètres parcourus qui a été jugé déterminant par la Cour. En second lieu, le fait que la société disposait d’un pouvoir de sanction à l’égard du coursier par l’application d’un système de bonus et de pénalités (« strikes ») distribuées en cas de manquement du coursier à ses obligations contractuelles. A titre d’exemple, en cas de désinscription tardive d’un « shift » (inférieur à 48 heures), de connexion partielle au « shift » (en-dessous de 80 % du « shift » d’absence de réponse à son téléphone « wiko » ou « perso » pendant le « shift », d’incapacité de réparer une crevaison, de refus de faire une livraison), le livreur se voyait attribuer des « strikes ». Sur une période d’un mois, un « strike » ne portait à aucune conséquence, le cumul de deux « strikes » entraînait une perte de bonus, le cumul de trois « strikes » entraînait la convocation du coursier « pour discuter de la situation et de (sa) motivation à continuer à travailler comme coursier partenaire de Take Eat Easy » et le cumul de quatre « strikes » conduisait à la désactivation du compte et la désinscription des « shifts » réservés.

Pour la Cour de Cassation, le rôle de la plateforme ne se limitait pas à la simple mise en relation du restaurateur, du client et du coursier, mais était bien celui d’un employeur qui contrôle l’exécution d’un travail et en sanctionne les manquements.

Quelques mois auparavant, le juge espagnol avait été le premier juge européen à considérer qu’un livreur était lié à une plateforme de livraison de repas par un contrat de travail.

Dans un jugement rendu par le tribunal de Valence le 1er juin 2018 à l’encontre de la société Deliveroo, la relation de travail a été caractérisée en raison de la « dépendance » du livreur à l’égard de la plateforme Deliveroo.

Ce jugement est désormais définitif en Espagne, la société Deliveroo ayant renoncé à exercer son droit de recours. Selon les commentateurs, il s’agirait pour la plateforme de ne pas créer de précédent auprès d’une juridiction du second degré.

Il convient de rappeler qu’en France, la loi Travail du 8 août 2016 a esquissé une responsabilité sociétale des plateformes numériques en prévoyant des garanties minimales pour protéger cette nouvelle catégorie des travailleurs.

Le législateur avait toutefois manqué de se prononcer sur le statut juridique de ces derniers, et n’avait pas édicté la présomption de non-salariat réclamée par les associations d’entrepreneurs.

Afin de sécuriser la situation des travailleurs indépendants, le député LaREM Aurélien Taché a défendu un amendement introduit dans le projet de loi « Avenir Professionnel », prévoyant la possibilité pour les plateformes d’adopter une charte responsabilité sociale et se prévaloir ainsi d’une présomption de non-salariat.

Le Conseil Constitutionnel a toutefois censuré cette disposition, au motif qu’elle ne présentait pas de lien suffisant avec les autres dispositions de la loi.

L’amendement a été à nouveau intégré dans le projet de loi d’Orientation des Mobilités (LOM) présenté en conseil des ministres le 26 novembre dernier.

Si cette disposition devait enfin aboutir, il serait possible pour les plateformes qui adopteraient une charte responsabilité sociale de s’en prévaloir en cas d’action en requalification de travailleurs indépendants utilisateurs.

Le Cabinet La Garanderie Avocats ne manquera pas de vous tenir informé de l’adoption de cette disposition dans la loi LOM, le cas échéant.

Compte tenu des enjeux des actions en requalification des travailleurs indépendants pour toutes les entreprises, le cabinet organisera un petit déjeuner entièrement dédié à cette question le 17 janvier prochain.

N’hésitez pas à nous contacter directement si vous souhaitez y participer.


le 03/12/2018

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